
© Kirill Neiezhmakov/Shutterstock/Les Numériques - Souveraineté et écologie : comment et pourquoi Lyon a tourné le dos à Microsoft
La défiance face à Microsoft ne semble pas vouloir se calmer, en témoigne notamment une décision ambitieuse de la Ville de Lyon. Interview de Jean-Marie Séguret, son directeur du système d'information et de la transformation numérique.
Fin juin 2025, la Ville de Lyon indiquait avoir opéré un changement radical au sein de son organisation. Objectif fixé, remplacer progressivement ses outils informatiques historiquement proposés par Microsoft par, notamment, Territoire Numérique Ouvert, un ensemble d’alternatives visant à renforcer la souveraineté numérique de la Municipalité. Nous avons pu discuter de ce changement radical affectant des milliers de personnes avec Jean-Marie Séguret, directeur du système d'information et de la transformation numérique de la Ville de Lyon.
Entre enjeux politiques, économiques et écologiques, difficultés rencontrées sur le chemin et travail qui reste à abattre, cette décision aux multiples ramifications n’est pas sans conséquences.
Pourquoi avoir décidé d’acquérir une souveraineté numérique ? S’il y en a un, quel a été l’événement déclencheur ?
Contrairement à ce que vous imaginez, ce n'est pas Donald Trump qui nous a poussés à effectuer ce changement. Cela nous a confortés, c'est évident. Plus sérieusement, c'est l'arrivée d'une nouvelle majorité, d'un nouvel exécutif écologiste à la Ville de Lyon aux élections municipales en 2020 (NDR : la ville de Lyon a également décidé de quitter X début 2025 pour plusieurs de ses comptes). Celui-ci voulait bénéficier d'une déclinaison numérique en phase avec les enjeux écologistes. Cela s'est traduit par deux axes stratégiques numériques que nous avons mis en œuvre : la souveraineté et la sobriété numériques, car les deux sont intimement liés.
La souveraineté numérique sur le plan politique, c'est la volonté de s'éloigner des Gafam, de leur situation monopolistique et fiscale, de la fuite des données, mais aussi une approche qui se veut plus éthique autour des données, notamment celles de nos administrés.
La décision est facile à prendre. La mise en œuvre, elle, nécessite beaucoup de préparation.
-Jean-Marie Séguret
Le second aspect poussé par cet exécutif relève de la sobriété numérique. Or, on le sait, les environnements Microsoft sont énergivores. La firme pousse régulièrement à renouveler le hardware et il y avait une volonté ferme de l'exécutif lyonnais de freiner cette course à la technique et à la puissance de calcul. On pourrait dire que c'est ce que doit faire normalement toute collectivité puisqu'il existe différentes réglementations, notamment la loi AGEC qui nous oblige à un taux d'équipement reconditionné.
Évidemment, le politique est allé plus loin en nous demandant que l'ensemble de nos équipements soient dans la mesure du possible reconditionnés. Inévitablement s'est posée la problématique des ressources susceptibles d'être consommées par Microsoft, qui pourraient ne pas être à terme en adéquation avec nos équipements. On est typiquement dans cette obsolescence technique qui va à l'encontre d'un élément essentiel : l'impact environnemental du numérique. Il ne faut pas perdre de vue que l'impact au carbone du numérique est essentiellement porté par le hardware, plus que par le software et les usages. C'était pour notre élu en charge du numérique, Bertrand Maes, un élément déterminant.
Les deux aspects se sont donc parfaitement combinés : sobriété et solution alternative, souveraine et si possible open source, pour échapper à cette situation.
Pouvez-vous nous présenter les solutions adoptées ?
Notre solution est composée de plusieurs briques. Pour l'environnement de travail de l'utilisateur, nous y sommes allés par étapes. La première a été le remplacement de l'intranet SharePoint par Jalios. Cette solution souveraine est certes non libre, mais a constitué un compromis avec la direction de la communication interne, qui privilégiait plutôt cette approche pour des raisons de fonctionnalité.

OnlyOffice Documents
OnlyOffice est une suite logicielle bureautique et un outil de gestion de projet, qui est essentiellement destinée aux entreprises. Elle permet d'ouvrir et d'enregistrer des documents, de communiquer avec vos collaborateurs, etc.
Licence : Licence gratuite
Auteur : Ascensio System
Systèmes d'exploitation : Windows 7 / 8 / 10 / 11 / XP / Vista / 64 bits - XP / 32 bits - XP, macOS Intel / Apple Silicon, Linux, Android, iOS iPhone / iPad
La seconde brique a été le remplacement en parallèle de la suite Microsoft Office par OnlyOffice. Nous sommes aujourd'hui en phase effective de migration, à raison de 300 à 350 postes par mois depuis octobre 2024. Cla ne se fait pas en un claquement de doigts. Nous avons énormément de dépendance avec nos logiciels métiers — environ 200 pour la Ville de Lyon —, avec bien sûr les usages des utilisateurs. Il a fallu construire des alternatives avec nos éditeurs de logiciels. Nous sommes à mi-parcours et notre objectif est de terminer en mars 2026.
Aujourd'hui, un tel dispositif hébergé au SITIV coûte trois fois moins cher que le même abonnement sur Office 365.
-Jean-Marie Séguret
On sait que certains usages resteront sur MS Office, mais notre objectif est à peu près 80 % de notre parc ayant migré sur OnlyOffice. Les 20 % restants sont essentiellement liés à des macros Excel et des usages trop spécifiques, qui ne peuvent pas être migrés en l'état.

Pour finir avec le parallèle Microsoft, notre collectif implémente maintenant l'outil de chat Watcha afin de le substituer à Teams. Depuis Watcha, on peut lancer auprès de sa communauté une visioconférence ou bénéficier d'espaces de partage et de coédition. Et puis, bien sûr, il y a la fonction de messagerie instantanée avec des salons, des espaces dédiés pour les échanges.
De plus, il y a quatre ans, l'essentiel du système d'information centrale logeait dans un écosystème Windows Server. Aujourd'hui, il est majoritairement sous Linux et Postgre pour remplacer Oracle et SQL Server.
Quid de Windows sur les postes de travail ? -
C'est une autre brique que l'on prévoit de remplacer (j'anticipe ici) après les élections municipales, car c'est un gros chantier. Pour autant, nous l'avons fait dans un domaine bien particulier qui nous a servi de test : l'enfance. Ainsi, l'ensemble de nos crèches sont sous Linux. Il y a un système de badge pour comptabiliser les heures de présence et permettre derrière une facturation. Ce dispositif est depuis plus de trois maintenant sous Linux. Cela s'est avéré concluant, mais il a fallu choisir nos batailles.
Les DSI comme moi préparent leurs schémas directeurs pour le futur mandat et recherchent de tels retours d’expérience.
-Jean-Marie Séguret
Nous avons préféré avancer sur l'environnement Microsoft Office plutôt que sur Windows. Il y a des raisons financières à cela. Office 365, c'est dans les 300/350 € par an d'abonnement. Windows préinstallé sur le poste de travail, c'est presque un coût nul. Donc, également pour des raisons financières, nous avons privilégié là où il y avait non seulement des ambitions, des enjeux politiques, mais aussi financiers.

Aujourd'hui, notre dispositif hébergé coûte trois fois moins cher que le même abonnement Office 365. Ces économies financent le changement et la progicialisation de certains usages bureautiques.
Y a-t-il d’autres prochaines étapes à cette volonté d’indépendance numérique ?
Il nous restera une dernière brique : la messagerie. Nous sommes en phase pilote, mais aujourd'hui nous ne voulons pas courir plusieurs lièvres à la fois. Après mars 2026, nous attaquerons la dernière brique de remplacement de la messagerie Exchange Outlook par Zimbra.
Là-dessus, nous nous appuyons sur une autre originalité lyonnaise. Nous avons créé un collectif/entente entre la Ville de Lyon, la Métropole de Lyon et un syndicat informatique qui couvre une dizaine de villes de la banlieue lyonnaise : le SITIV. Cela a permis de mutualiser notre démarche, notamment sur l'aspect messagerie.
Un collectif de grandes villes et métropoles estime que 85 % de la dépense numérique n’est pas souveraine.
-Jean-Marie Séguret
Donc, typiquement, la Métropole de Lyon finalise sa migration sur Zimbra, alors que nous finalisons notre migration sur OnlyOffice. Il faut avoir en tête que ces trois entités constituent un écosystème très riche, dans le sens où elles représentent 30 000 utilisateurs et différentes strates de collectivités.
Par ailleurs, tout l'espace collaboratif en ligne est hébergé et géré par le SITIV, qui regroupe la visioconférence sur Jitsi, le partage de fichiers et la coédition avec Nextcloud et OnlyOffice en ligne, des services en ligne nationaux comme proconnect, ainsi que la planification avec Kanban, une autre brique libre embarquée dans la solution.
Pourquoi avoir créé votre suite collaborative maison Territoire Numérique Ouvert plutôt que d’en utiliser une existante ?
D'une manière ou d'une autre, il fallait agréger différentes briques. Donc, quitte à le faire pour offrir une expérience la plus fluide possible pour l'utilisateur, nous privilégions véritablement des solutions open source, indépendantes d'un éditeur lambda, afin de ne pas retomber dans le travers d'un éditeur.

Deuxième raison : au tout début du projet, il y a eu une subvention de l'État, de l'ANCT en particulier, à hauteur de 2 millions d'euros, qui a permis de financer les premières années toute la mise en place de ce dispositif. Cela était conditionné au choix de solutions open source, mais véritablement ouvertes et non pas sous la tutelle d'un éditeur. L'État cherchait aussi alors des alternatives à l'écosystème Microsoft et des structures capables de les construire.
Enfin, plus de 50 % des marchés publics ont été attribués à des entreprises d’Auvergne-Rhône-Alpes, 100 % à des entreprises françaises.
Comment s’est opérée la transition ?
Cela a démarré progressivement. Au moment où je vous parle, nous sommes véritablement dans la mise en œuvre de tous ces dispositifs. Cela s'est construit pendant deux ans et demi, trois ans. La décision est facile à prendre, mais la mise en œuvre nécessite beaucoup de préparation, d'autant plus quand l'ensemble du système d'information est complètement adhérent à un écosystème tel que Microsoft. Nous avons énormément de dépendance à nos logiciels métiers avec, par exemple, de véritables applications développées sous Excel. Tout se prépare, s'analyse.
En opérant une transition de la version web vers la version desktop, et sans couper abruptement MS Office tout de suite, c'était la bonne stratégie à appliquer.
-Jean-Marie Séguret
Il faut aussi former les gens et les accompagner. Pour ce faire, nous avons établi pendant un an des diagnostics très poussés où poste par poste, utilisateur par utilisateur, on était en capacité d'identifier ces dépendances par rapport à l'écosystème Microsoft et au regard de ces dépendances, de définir avec lui les alternatives.
Et là, contrairement à ce qu'on pense, ce n’est pas l'adhérence à Microsoft qui nous a posé le plus de problèmes, mais le fait que la plupart de ces applications avaient encore des formats bureautiques associés à Microsoft et non sécurisés. C'est-à-dire qu’au lieu d'avoir du .docx, c'était encore du format .doc, .xls au lieu de .xlsx et ainsi de suite. Pour le coup, cela nous a permis de renforcer nos dispositifs de sécurité. L’ANSSI déconseille fortement depuis maintenant plusieurs années ces vieux formats, sources de piratage potentiel, et pousse les éditeurs à aller sur les standards plus sécurisés.
Quelles autres difficultés avez-vous rencontrées ?
Pour certains, le libre est associé à une approche un peu trop geek, ou un peu cheap. Il y avait pas mal d'a priori. Avant la transition, nous étions sur Office 2013 qui ne permettait pas la coédition, avec des fonctions de partage de fichiers qui étaient centralisées et gérées par la DSI.
Grâce à l'union de ces trois collectivités, nous avons pu proposer un environnement collaboratif complet en ligne avec Nextcloud, OnlyOffice et la coédition. Si bien que les utilisateurs ont trouvé de la valeur là-dedans, puisqu'ils pouvaient faire de la coédition et étaient autonomes sur les partages de fichiers et de répertoires. Ils ont gagné en autonomie et en simplification grâce à la coédition. La transition un an plus tard sur des versions desktop et l’abandon de Microsoft Office en a été grandement simplifiée.

D’autres municipalités vous ont-elles contacté pour entreprendre la même démarche ?
Oui, c’est flagrant. Il y a eu deux effets qui ont généré des contacts avec d’autres DSI. Quand Microsoft a annoncé une augmentation de 25 % de sa suite Office 365 d’abord. Ensuite, avec ce qu’il se passe aux États-Unis depuis quelques mois, les choses prennent une autre tournure et s’accélèrent. Ce ne sont plus des raisons budgétaires uniquement qui poussent les collectivités à nous contacter. Il y a aussi une dimension politique.
Les DSI comme moi préparent leurs schémas directeurs pour le futur mandat. Bon nombre vont proposer des alternatives à leurs futurs élus. Ils nous demandent des explications techniques et financières, une approche méthodologique pour gérer ça au mieux. Comme la Ville de Grenoble qui a sorti un kit orienté déploiement de solutions bureautiques libres, nous ce sera plus un kit méthodologique pour aider les décideurs à construire une alternative.
Source: lesnumeriques.com