
Depuis plusieurs années, les grandes entreprises doivent défendre leur image bien au-delà des frontières classiques de la publicité ou des tribunaux commerciaux. Sur Internet, la guerre de l’identité numérique se joue à coups de pixels, d’adresses web et de pièges à clics. Groupama, acteur historique de l’assurance mutualiste en France, vient d’en faire l’expérience. L’assureur vient de remporter une victoire judiciaire contre un individu résidant en Suisse, accusé d’avoir enregistré 39 noms de domaine ressemblant à s’y méprendre à la marque « Groupama ». Le tribunal judiciaire de Paris a ordonné leur transfert immédiat à l’entreprise et a condamné le fautif à verser 4 000 € de dommages et intérêts. Derrière ce jugement, se joue un enjeu crucial : la défense de la réputation numérique et la lutte contre des pratiques sournoises comme le typosquattage.
Une menace numérique bien réelle
Le typosquattage, ou typosquatting, consiste à enregistrer des variantes typographiques proches de noms de domaine bien connus. L’objectif ? Tromper les internautes qui, par une simple faute de frappe, atterrissent sur une page web piégée. Cela peut aller de la redirection vers des contenus publicitaires, à la collecte frauduleuse de données personnelles, voire au hameçonnage. ZATAZ a pu vous révéler des centaines en trente ans, les plus marquants ayant été, par exemple, ceux ayant visé Air France ou encore Adidas pour ne citer que ces deux cas. Pour les entreprises, les conséquences sont multiples : perte de trafic, usurpation d’identité numérique, atteinte à la réputation, voire exploitation commerciale détournée de leur marque et possibilité de phishing (hameçonnage).
C’est précisément ce qu’a estimé le tribunal judiciaire de Paris en examinant l’affaire opposant Groupama à un dénommé M. X., domicilié en Suisse. Le 5 octobre 2023, ce dernier avait enregistré en une seule journée pas moins de 39 noms de domaine tous plus confusants les uns que les autres : broupama.fr, ggroupama.fr, groupaam.fr, grpupama.fr ou encore vroupama.fr. Autant de déclinaisons qui, de par leur ressemblance graphique ou phonétique, pouvaient facilement piéger un internaute peu attentif.
Une procédure judiciaire plutôt qu’arbitrale
Face à cette avalanche de réservations douteuses, Groupama a rapidement réagi comme l’indique Legalis. Dès le 24 novembre 2023, elle obtenait en urgence une ordonnance sur requête permettant de bloquer et geler tous les noms de domaine litigieux. Puis, le 13 décembre, l’assureur assignait M. X. devant le tribunal judiciaire de Paris pour contrefaçon de marque. Une voie de droit relativement peu empruntée dans ce type d’affaire, alors même que l’AFNIC, l’organisme chargé de la gestion des noms de domaine en .fr, propose une procédure alternative plus rapide et moins coûteuse : Syrelli.
Mais en choisissant l’arène judiciaire, Groupama a envoyé un signal fort. Ce n’est pas seulement la récupération de ses noms de domaine qui était en jeu, mais la reconnaissance d’une atteinte à la renommée de ses marques. L’entreprise a mis en avant sa longue histoire, ses marques déposées à l’échelle française, européenne et internationale, ainsi que sa forte notoriété dans le secteur de l’assurance.
Cette stratégie s’est révélée payante. Le jugement rendu le 28 mars 2024 est sans ambiguïté. Il considère que les marques de Groupama sont renommées et protégées au titre de leur réputation. Il qualifie les enregistrements de noms de domaine comme des signes « visuellement et phonétiquement similaires« , enregistrés « de mauvaise foi« , avec « l’intention malveillante » de détourner le trafic destiné à l’assureur.Le tribunal a reconnu que l’usage des noms de domaine visait à « tirer indûment profit de la renommée » de Groupama, sans aucun motif légitime.
Le caractère massif et méthodique du typosquattage n’a fait que renforcer cette conclusion. Tous les noms de domaine ont été enregistrés le même jour, auprès du même bureau (OVH), et activés de manière à proposer une adresse mail pour chaque variation de nom. Le tribunal y a vu une volonté délibérée d’induire en erreur, notamment pour tromper par courriel des personnes pensant s’adresser à Groupama.
Une atteinte réelle à l’image de marque
Si les noms de domaine litigieux n’ont pas servi à des fins manifestement frauduleuses (aucun contenu malveillant ou tentative de phishing n’a été rapporté), leur simple existence suffisait, selon la cour, à porter atteinte à l’image de la marque. En droit, c’est le principe même de la protection des marques renommées qui prévaut : nul besoin de prouver un risque de confusion, il suffit de démontrer qu’un lien est établi par le public entre la marque et le nom de domaine fautif, ce qui est bien le cas ici.
Sur le terrain de l’indemnisation, toutefois, le tribunal a été plus mesuré. Alors que Groupama réclamait initialement 25 000 € de réparation, elle n’en a obtenu que 4 000. Le tribunal a estimé que la société ne démontrait pas de préjudice économique concret, mais uniquement un « préjudice moral » lié à « l’avilissement » de ses marques. Une somme symbolique, mais suffisante pour reconnaître le tort causé.
Le jugement va au-delà de la simple réparation financière. Il ordonne également le transfert pur et simple de l’intégralité des 39 noms de domaine à Groupama. Une mesure décisive pour assainir l’espace numérique de l’assureur, qui pourra ainsi les rediriger vers ses véritables sites ou les neutraliser. En revanche, la demande de publication du jugement a été rejetée, probablement au regard du caractère déjà suffisant de la sanction judiciaire.La justice n’a pas exigé de preuve d’un risque de confusion, estimant que la simple évocation de Groupama dans l’esprit du public suffisait à caractériser l’atteinte.
Vers une responsabilisation accrue du numérique ?
Cette affaire met en lumière une problématique de plus en plus fréquente : la vulnérabilité des marques sur Internet face aux pratiques opportunistes, voire malveillantes, de certains individus ou entités. Le typosquattage n’est pas nouveau, mais il prend une ampleur inédite avec la multiplication des extensions de noms de domaine et la facilité d’enregistrement. Une simple journée, une cinquantaine d’euros, et un particulier peut potentiellement détourner la visibilité numérique d’un grand groupe.
La réponse judiciaire dans le cas de Groupama trace une voie possible : celle d’une fermeté accrue à l’encontre de ces comportements. Elle pourrait également inciter d’autres entreprises à sortir du cadre des procédures alternatives pour faire valoir plus fermement leurs droits. Mais cette approche a un coût – en temps, en avocats, en procédures – que toutes les marques ne peuvent se permettre.
Pour Groupama, ce jugement s’apparente à une victoire à la fois juridique et stratégique. Il conforte la reconnaissance de ses marques comme renommées, rappelle les droits qui y sont attachés et envoie un avertissement clair à toute tentative d’usurpation numérique. La justice, bien que parfois lente, peut encore s’avérer redoutablement efficace lorsqu’elle est saisie avec rigueur.
Mais jusqu’où ira le typosquattage ?
Dans un monde numérique où la frontière entre l’officiel et l’usurpé se brouille de plus en plus, cette affaire soulève une question essentielle : quelles limites faut-il poser à l’enregistrement de noms de domaine ? Et, plus encore, comment concilier liberté de création numérique et protection des marques sans freiner l’innovation ? Autant d’interrogations qui restent ouvertes alors que le cyberespace, lui, continue de s’étendre sans garde-fou systématique.
merci à ZATAZ